DEVENIR MAITRE DE SON TEMPS

 

 

Pour comprendre ce que peut être l'organisation du temps de chacun, en rapport avec ses divers choix et contraintes - notamment d'ordre professionnel, et pour apprécier la marge de liberté dont il dispose, il est nécessaire de commencer à réfléchir à l'emploi et au temps.

 

De quoi parle-t-on ? Sans vouloir être exhaustif, il faut distinguer les notions d'activité, de travail et d'emploi.

 

L’activité est toute occupation humaine, quelle qu'elle soit : activité de pensée, de production, de transformation de la nature ou de la société, comme par exemple l'activité économique. Cela peut aussi être une activité culturelle ou domestique. Cependant pour l'INSEE et les statistiques économiques, l'activité est la participation à la production sociale échangeable (donc non domestique).

 

Le travail est une activité de création, de labeur, ou de production qui répond à un besoin humain (s’alimenter, se soigner, lire, se déplacer…), de soi-même ou des autres. Aussi dit-on : « les besoins sont immenses, on ne manque pas de travail ».

 

L'emploi, enfin, est une activité qui répond à une demande d'ordre économique; elle a une valeur sur le marché et est rémunérée en tant que telle. Une activité sous différentes formes : salariée ou indépendante, à temps plein ou partiel, à temps partagé entre plusieurs employeurs… On peut dire que « si on ne manque pas de travail aujourd'hui, en revanche on manque d'emplois ».

 

Quant au temps, on peut dire qu'il évoque l'éternité, ou au contraire qu'il fait quasiment partie des facteurs de production: « le temps, c'est de l'argent…». En fait, la conception que l'on en a est liée à l'organisation des sociétés et à l'évolution de cette organisation. Dans chaque société, on a une représentation collective du temps: c'est ce que l'on dénomme « les temps sociaux » (SUE, Roger, Temps et ordre social, 1994, Paris, PUF).

 

 

 

Le temps, une question d'histoire…

 

 

Il existe des dominantes selon les types d'organisation sociale que l'on a observés au long de l'histoire. On peut donner quelques exemples de ces différentes conceptions, que l'on a appelées « temps sociaux dominants » ; la façon dont l'emploi s'organise en dépend.

 

Ø      Le temps de la nature est caractérisé par le fait que c'est celle-ci qui dicte son temps. Dans ce contexte, l'emploi « standard », c'est celui de l'agriculteur d'autrefois, soumis au rythme des saisons. Il reste une trace de ce temps social dominant dans l'organisation du travail de tous avec le changement d'horaire d'été et d'hiver au printemps et en automne, les congés.

 

Ø      Dans les sociétés devenues industrielles, c'est la machine qui dicte son rythme. L'outil de travail ne s'arrête pas et doit être rentabilisé, il modèle autour de ses impératifs l'organisation de la vie des ouvriers. L'ouvrier sur machine, vivant la norme des «trois-huit», devient le modèle de référence du travail (cf. Les Temps modernes de Ch.Chaplin). Tous les travailleurs sont sous l'influence des logiques de la production.

 

Ø      Dans le temps dominant du marché, c'est la demande de la clientèle qui dicte son temps : zéro délai pour livrer. Ou bien c'est l'offre qui dicte sa loi. Quand l'offre de service, par exemple, est rare, l'expression populaire dit « on attend le plombier ».

 

Ø      La mutation radicale de la période en cours, c'est la dominante du temps libéré comme temps social. Aujourd'hui ce n'est plus seulement le travail rémunéré qui impose le rythme de la vie. Il y a en effet de plus en plus de temps hors emploi, quel que soit le taux de chômage. L'écart actuel entre l'offre -stable- et la demande -en expansion- de travail salarié, matérialisé par le nombre des chômeurs déclarés, accélère le changement dans les répartitions du temps. Le non-emploi n'est plus perçu comme exceptionnel. Ceci dit, le demandeur d'emploi reste « branché travail », il vit personnellement le temps libéré comme un temps subi.

 

 

On oppose le temps libéré au temps contraint. Libéré le temps autonome (loisirs, repos), le temps engagé (actions culturelles, politiques, syndicales, religieuses, associatives...) ou le temps de dépendance (maladie, vieillesse). Contraint le temps de formation (école), le temps du travail professionnel, le temps des obligations (soins domestiques et personnels...).

 

On estime qu'en France, compte tenu des changements techniques, le temps libre des salariés a été multiplié par cinq entre 1900 et 1992. On estime également que compte tenu de l'allongement de la durée de vie et en même temps de la formation initiale, le temps de travail sur une vie ne représente en 1992 que 14 % de la vie éveillée. Faire des projets pour sa retraite n'est plus un leurre.

 

 

 

Le travail préoccupe plus qu'il n'occupe

 

 

En 1992, pour l'ensemble des français de plus de 15 ans, toutes catégories sociales, toutes régions et tous âges confondus, on observe cette répartition moyenne du budget temps (ramené à la journée) :

-         Sommeil et repos : 9 h et 11 mn,

-         loisirs : 5 h et 56 mn,

-         repas : 2 h et 30 mn,

-         activités domestiques : 2 h et 22 mn,

-         travail et formation :1 h et 50 mn,

-         déplacements : 1 h et 10 mn,

-         soins personnels : 32 mn,

-         autres : 33 mn.

 

Bien sûr, cette ventilation choque. Elle confond toutes les situations: salariés, étudiants, retraités, parents au foyer, demandeurs d'emploi... Le « budget temps » varie, évidemment, selon l'âge (vie active ou inactive), les régions, les emplois, les familles... Mais cette répartition montre que si le travail préoccupe beaucoup de monde, en réalité il en occupe moins, et moins longtemps. En 1992, 42 % de la population française a une activité économique rémunérée : un emploi.

 

Paradoxalement le temps dominant est toujours, dans les représentations que l'on en a, celui du travail soumis au rythme des saisons, de la machine ou du marché. Alors que dans les faits c'est le temps libre qui domine. Non pas le temps inactif mais le temps non rémunéré.

 

Comment expliquer cette permanence ? Le travail, ou plutôt le fait d'avoir un emploi, a une telle signification symbolique et identitaire qu'il n'y a que peu de changement de perception du temps social, en dépit de la domination « objective » du temps libre (cf. dossier sur « Le Temps » dans Sciences Humaines n°55, nov. 1995).

 

 

 

Le temps, c'est de la vie

 

 

Dans une éthique de responsabilité personnelle, la question se pose : que faire de tout ce temps ? Aussi faudrait-il peut-être inverser la démarche de réflexion et ne plus partir de l'emploi pour organiser le temps libéré, mais au contraire partir de sa liberté pour concevoir emploi du temps et priorités.

 

 

La question éthique centrale devient alors : quelle vie vais-je mener ? Et avec quelles conséquences pour la vie des autres, aussi bien les proches qui dépendent de mon temps (famille, amis) que les lointains qui peuvent dépendre des structures de temps que je mets en place (dans mon entreprise, dans les organisations) ?

 

La question peut se poser à tout âge : quel est l'affectation principale de mon temps ? Quelle est l'activité principale de ma vie à tel moment ? Cela évidemment change selon les périodes de l'existence : le temps de formation n'est pas structuré de la même manière que le temps de « pouponnage » d'un enfant qui vient de naître.

 

 

 

Temps programmé, temps volontaire

 

 

Auparavant c'était plus simple. On vivait la séquence classique : formation initiale, puis emploi, puis retraite, avec une répartition des activités selon les sexes très rigide. Aujourd'hui le temps de formation s'imbrique de plus en plus avec le temps de travail. La retraite devient progressive. Des périodes sans emploi peuvent exister entre la formation initiale et la vie professionnelle, voire dans le cours de la vie professionnelle.

 

Autrefois, l'emploi industriel était davantage réservé aux hommes et le travail domestique aux femmes. Parfois les femmes cumulaient les deux. Aujourd'hui les rôles sociaux sont davantage interchangeables et il peut exister un partage du temps domestique entre sexes; comme pour les emplois, vu l'augmentation du nombre de femmes qui travaillent.

 

Aujourd'hui, plus qu'à d'autres époques, l'organisation du temps semble relever davantage de la responsabilité personnelle. En effet, on peut davantage prendre le temps de se former, prendre du temps pour la vie familiale, prendre du temps pour soi (loisirs…), prendre du temps pour des engagements.

 

Certains parlent de « temps volontaire » pour désigner le temps des engagements personnels (vie familiale, voisinage, quartier, cité, professions...), de la vie associative (pour la satisfaction de soi ou pour des actions tournées vers les autres), ou le temps partagé entre emploi et bénévolat.

 

Mais cela soulève de nombreux problèmes. Qui peut se permettre d'être bénévole ? Faut-il être bénévole en dehors ou pendant les heures ouvrables ? Toutes les professions permettent-elles de dégager un temps bénévole ?

 

 

 

Arbitrages

 

 

Au sein de l'entreprise s'affrontent les attentes personnelles et la pression de l'environnement économique. Les jeunes cadres, une fois digérée la mode des années 1980-1990, celle du sacrifice volontaire à l'entreprise, semblent vivre de façon plus aiguë que d’autres ce dilemme: ils ont perçu toute la richesse d’un temps hors emploi, notamment parce qu’ils ont vécu pendant leurs études une identité sociale assez valorisante et parce que leur formation moyenne leur permet l’accès à des centres d’intérêt divers.

 

Comment alors organiser son temps, quand le temps consacré à un emploi semble dominant ou prioritaire ? Comment, lorsque l’on a des responsabilités, organiser l’emploi des autres afin que chacun puisse avoir prise sur son temps ? Certes, à l’intérieur du temps occupé par l’emploi on a prévu des congés de formation, mais il y a conflit parfois entre ce droit et les obligations de l’entreprise ; ou bien des congés parentaux, mais il y a alors conflit parfois entre les obligations familiales, la carrière professionnelle ou les obligations de l’entreprise.

 

Dans la répartition entre le temps-emploi et le temps libre, il faut s’interroger sur le partage entre vie privée et vie professionnelle, le partage entre engagements sociaux et vie professionnelle, et le partage entre engagements sociaux et vie privée.

 

Le rapport du groupe animé par Jean Boissonnat « Travail 2015 » (Le Travail dans vingt ans, 1995, éd.O.Jacob) a lancé l’idée d’un « contrat d’activité ». Il serait passé entre une personne et un groupe constitué d’entreprises et d’autres instances sociales et publiques, et sur une durée prévoirait la répartition du temps rémunéré pour un emploi, du temps de formation et du temps d’utilité sociale (familiale pour les enfants ou les personnes dépendantes, sociale et dite «bénévole»...). C’est une piste nouvelle, à laquelle on pourrait réfléchir.

 

Dans les pays occidentaux, les acteurs sociaux sont maîtres du temps : pas de guerre, pas de calamités sanitaires ou alimentaires massives, pas de dictatures… Les sociétés, et chaque personne, ont la possibilité de gérer leur temps plus que dans toute autre civilisation. De plus en plus de temps sans contrainte se libère.

 

Et pourtant, avoir l’impression de manquer de temps ou d’avoir un agenda saturé est courant. C’est moins une question d’organisation qu’une question de fond : que faire de tout ce temps? Souvent lorsque l’on ne sait pas faire quelque chose, on dit qu’on n’a pas le temps, alors qu’en fait on n’a pas les moyens, ou pas la méthode, ou pas la motivation.

 

La question est bien une question éthique, c’est-à-dire un choix personnel de comportement dans la vie en fonction de valeurs, de croyances et de modèles que l’on adopte et que l’on cherche à réaliser.

 

Georges DECOURT

chargé d’études à Economie et Humanisme

in Economie et Humanisme, n° 336, février 1996

dossier « Solidarité et efficacité : une éthique pour les acteurs de l’entreprise »

pp.48-52