Les Représentations
Selon que
l’on est bien-portant, malade, grand malade, médecin généraliste, spécialiste,
aide-soignant, responsable d’une caisse d’assurance maladie, etc., on a une
approche différente des questions de santé.
Du
point de vue de l’individu, la santé est, certes, ne pas se sentir malade, mais
c’est aussi se sentir « bien » au sens donné par l’O.M.S. Pour cela importe de se maintenir en bonne santé, en
bonne forme, par une hygiène de vie, un cadre de vie…
Du
point de vue du corps médical, la santé c’est remettre en bonne santé un
patient, mais aussi éviter des rechutes ou le maintenir en bonne santé. C’est
pourquoi on procède à des examens préventifs, à des vaccinations, à des
surveillances de populations et de maladies, etc.
Du
point de vue de la collectivité, la santé est un ensemble d’éléments qui font
que la maladie se raréfie ou est contenue, que les risques diminuent, que les
dépenses de prévention comme de réparation sont supportables, etc.
Nous avons
tous une idée de ce qu’est la santé, une « représentation », une
image mentale liée à notre histoire, à notre situation, à notre environnement, à
notre société, etc. Dans la mesure où l’individu vit en société, la santé
devient un enjeu collectif : la maladie des uns rejaillit sur la santé des
autres, l’environnement conditionne la vie des individus, l’organisation des
systèmes de soins favorise plus ou moins le maintien d’un niveau de santé
général, etc. Nous allons décrire quelques-unes des représentations de la santé
et de la société, qui sont en arrière plan des différentes économies de la
santé.
Représentations de la santé
Nous
abordons cette rapide description des représentations de la santé à partir de l’évocation
des comportements de trois partenaires des actions de santé : l’organisme
payeur, le médecin et le patient. Nous référons ces comportements en matière de
santé à d’autres modes de comportements actuels.
On peut
penser la santé comme un bien de consommation
Le patient
va trouver un médecin, il suit son ordonnance ou non, il a une assurance
complémentaire plus ou moins importante. Le médecin établit son ordonnance ou oriente le patient vers un confrère.
Lorsque l'on
achète un produit ou un service, c’est la même personne qui choisit, qui paie
et qui consomme. Dans l’économie de santé de nos pays,
-
celui
qui consomme c'est le patient,
-
celui
qui décide de ce qu'il convient de consommer, c'est le médecin,
-
celui
qui paie, c'est l'organisme d'assurance.
Certes, il y
a des éléments correcteurs comme le tiers payant ou le « parcours
coordonné avec le médecin traitant » depuis 2005, qui font participer le « client »
directement aux frais.
La santé ne
s'inscrit donc pas totalement dans un échange qui suive les règles du marché de
biens ou services de consommation ; elle n'est pas un bien usuel.
On peut
penser la santé comme un produit d'assurance
Lorsqu'il y
a un risque de dégât prévisible et chiffrable, on peut organiser un dispositif
de prévention et de réparation, avec une garantie de base et des garanties
complémentaires, comme par exemple dans les assurances de biens ou de
responsabilité civile.
On constate
que dans le dispositif assurantiel de santé :
-
le
lien entre assuré et organisme payeur s'exprime en termes de prime / remboursement,
-
le
lien entre assuré et soignant est basé sur la liberté de venir consulter et la
liberté de prescrire une ordonnance,
-
le
lien entre soignant et organisme payeur n'existe pas de manière formelle, même
s'il y a prise en charge d'une partie des cotisations sociales des médecins
libéraux par les caisses, des négociations entre partenaires sociaux, des
échanges informatisés, etc...
Dans le
dispositif assurantiel d'un sinistre, l'accidenté choisit son réparateur, mais
c'est l'assurance qui envoie systématiquement son expert pour estimer à
l'avance les coûts de réparation et éventuellement l'assureur imposera des
modifications au contrat ou ses exigences en matière de prévention.
L'assurance
sociale de la santé n'obéit pas à ses règles-là.
On peut
penser la santé comme un système d'information
Le patient
connaît seul ses propres comportements ; le médecin possède le savoir
médical ; l'organisme payeur sait quels sont les coûts. Le patient peut
cacher des informations à son médecin et a fortiori à son assurance. Le
médecin revendique le secret professionnel. Les assurances sociales ont des
financements variables assis sur les salaires et les revenus.
On constate
que dans ce système où les informations sont inégalement partagées, il y a :
-
du
côté du patient, possibilité de surenchère : surconsommation de soins et/ou sur-assurance (notions de risque moral, sélection adverse),
-
du
côté du médecin, possibilité de surproduction de soins prescrits (en volume et
en valeur nominale),
-
du
côté du financeur, possibilité de sélection des risques, de diminution des
prestations, etc.
Bien sûr il
y a des parades : les assureurs ont établi des règles prudentielles et les
codes des mutuelles ou des assurances imposent des contraintes ; les médecins
ont des références opposables pour leurs prescriptions ; pour les patients il y
a parfois obligation de vaccination. Etc.
La santé
échappe en partie aux règles d’échange d’informations, du moins dans la mesure
où une part de liberté subsiste pour le patient et le médecin et où est exigé
le respect absolu de la confidentialité des informations médicales.
On peut
penser la santé comme un capital
L'individu
tire bénéfice de son état de santé pour mener sa vie et la société voit dans la
santé un facteur clé de la croissance économique (c'est le scénario 3 du
rapport « Santé 2010 »). L'individu peut même donner une part
de son corps, du sang ou un organe ; et ce peut être même un échange marchand
dans la mesure où il est rémunéré pour cela comme dans certains pays.
On constate
que ce capital est inégalement réparti et que cette inégalité devient source de
désordres :
-
non
seulement désordre social dû aux inégalités,
-
mais
désordre sanitaire dans la mesure où la mauvaise santé de l'un a des
répercussions
o
sur
la santé des contemporains (par contagion,
transmission...),
o
sur
celle des descendants.
Chacun est
incité à préserver ce capital par des actions préventives, mais il n’y a pas
obligation qui éviterait des conséquences néfastes sur les autres.
La santé
n'est donc pas qu'un bien privé.
On peut
penser la santé comme un bien public
La santé individuelle
a des externalités qui concerne la collectivité, par exemple la contagion des
autres, le financement de la recherche, l’élaboration de politiques de prévention,
l’amélioration des conditions de vie, etc.).
La santé
appartient à tous sans discrimination, elle entre dans le champ du service
public :
-
chacun
doit pouvoir accéder aux soins pour être en bonne santé,
-
chacun
doit participer au maintien de la santé de tous et de lui-même.
On constate
que la santé ne devient ce bien public que s'il existe un accord collectif sur
sa gestion pour en partager les risques au niveau de la prévention, de la
réparation, avec des solidarités en termes de comportements comme de
financements.
Il y a des
conditions précises pour que la santé soit effectivement un bien public.
Représentations de la société
L’économie
de la santé est un bon analyseur des systèmes sociaux, car elle permet de
comprendre sur quelles bases peuvent se construire des politiques générales et
spécifiques. Dans les débats sur l’avenir des systèmes de santé, on voit
s’affirmer des oppositions de points de vue. Nous allons esquisser deux axes,
parmi d’autres possibles, qui cristallisent des représentations de la société.
Société
du bien ou société du
lien
Société du bien
La société doit chercher à rendre possible
le bonheur de ses membres. Cette conviction s’illustre par des aphorismes comme
« le bonheur des uns fait le bonheur de tous », « l’intérêt
général est la somme des intérêts particuliers », « la liberté
des individus est le meilleur garant des libertés collectives ».
Dans cette configuration, l'économie de la santé cherchera, par
des règles simples, souvent celles du marché, à satisfaire les intérêts des uns
et des autres : l'intérêt du médecin rencontrant celui du patient. Cela suppose
une société où l'argent ne fasse pas défaut pour que l'échange (entre intérêts)
soit effectif.
La limite d'une telle société est d'ignorer les différences
entre individus et les inégalités de fait, qui feront le bonheur des uns mais
le malheur des autres.
Société du lien
La société doit organiser le bonheur dans le fait de vivre
ensemble, avec des communautés au sein desquelles les individus passent contrat
entre eux, des communautés qui expriment une volonté générale qui oriente les
actions particulières. C’est le fameux « contrat social » qui
lie les individus pour faire société.
Dans cette configuration, l'économie de la santé repose sur un
bien-être social qui permette la bonne santé des individus. La monnaie
d'échange au sein de la société n'est pas forcément l'argent, mais la participation
à la vie commune par des dispositifs d'intégration, de péréquation, de
redistribution.
La limite d'une telle société est que l'individu doive renoncer
à une part de lui-même et de ses aspirations pour pouvoir participer aux fruits
de la vie collective : une société de devoirs davantage que de bonheur.
Société
de souveraineté républicaine ou
société de droit
Société républicaine
La société doit être à elle-même sa propre fin, car la "chose
publique" est l'affaire de tous et de chacun, « le peuple en
est le souverain ».
Dans cette configuration, l'économie de la santé ne privilégie
personne ; au contraire elle vise à garantir la santé à tous par une
répartition égalitaire des équipements sur le territoire et une solidarité dans
la gestion des risques (solidarité financière, changement des comportements).
La limite d'une telle société égalitaire est qu'il faille
qu'aucune "tête ne dépasse" des rangs et qu'elle ne puisse exister
que par une volonté forte et communément
partagée pour que le social passe avant l'individuel.
Société
du droit
La société doit fabriquer des normes à partir de « valeurs
universelles » qu'elle reconnaît comme fondements derniers de la vie
sociale.
Dans cette configuration, l'économie de la santé se bâtit sur
un droit fondamental : celui de vivre en bonne santé. Elle organise donc
l'accès de l'ensemble des individus à l'ensemble des moyens de soins et des
connaissances médicales.
La limite d'une telle société où l'universel passe avant le
social est qu'elle ne rencontre pas toujours l'assentiment de certains groupes
ou de certaines générations. C'est une société où tous ont des droits et où
l'on ne sait pas trop qui doit les mettre en oeuvre. Or, il ne saurait exister
de droit sans devoir correspondant, sans volonté sociale donc pour mettre en
oeuvre ces droits.
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