LIEN SOCIAL ET MASS MEDIA

 

 

 

Introduction

 

La notion de lien social exprime la nature, la forme et la direction que prend, dans un environnement défini, l'échange entre individus, entre individu et groupe, entre groupes.

 

Les moyens de communication de masse, caractérisés par l'unicité de l'émission et la multiplicité des  réceptions, créent du lien social, le modifient ou le détruisent. Mais peu d'études ont été menées à strictement parler sur ce thème. Beaucoup, en revanche, ont cherché à mesurer l'impact des médias sur les attitudes et les comportements, en particulier pour la conduite de campagnes publicitaires.

 

On retrouve toujours, dans les recherches comme dans les opinions, d'un côté, les enthousiastes qui attendent de tout nouveau média une amélioration des liens sociaux et, de l'autre, les inquiets qui prédisent la fin d'un monde, tandis que certains estiment que les techniques changent plus rapidement que les mentalités. La radio a une audience plus large que la presse écrite mais peut tomber entre des mains "impies" (on pense à Hitler, ou encore récemment  en France aux arguments émis contre la création de radios libres avant 1981) ; la télévision crée une communauté autour d'elle mais dissout les liens familiaux ; les réseaux Minitel ou Internet annulent les distances entre les gens mais propagent à grande vitesse rumeurs, erreurs et vices... Voilà que l'on entend dire depuis quelques décennies.

 

Nous abordons la question du lien social et des médias de masse à partir de trois questionnements.

 

 

1. Les mass médias isolent-ils les individus les uns des autres ou bien les rapprochent-ils ?

 

La consommation de ces médias étant essentiellement individuelle, elle crée un isolement des individus, les mettant en contact avec un émetteur lointain et abstrait, au détriment des liens primaires avec la famille ou les voisins.

 

De plus, en voulant s'adresser à tout le monde, ces médias fournissent une masse d'informations, de loisirs, une variété d'émissions, bien au-delà de ce que chacun est capable de recevoir correctement : il y a en même temps que de l'individualisation une saturation de la réception et un gaspillage de l'émission.

 

Cette position, défendue entre autres par Abraham MOLES, se retrouve en filigrane dans les écrits de Dominique WOLTON, lorsqu'il parle d'une "société individualiste de masse". Entre l'individu et la masse, il y a le média et son système de médiation.

 

Ces thèses se sont en partie construites contre celle de Mac LUHAN pour qui, à l'inverse, les médias de masse transforment les relations en multipliant les possibilités de contact jusqu'à faire de la planète "un village global". Il insiste sur le changement de nature de la communication. C'est moins ce que l'on échange dans la relation qui compte que la façon d'échanger : plus besoin de se voir, de se toucher, on peut désormais s'entendre à distance, se voir de loin, par reconstitution des sons et des images.

 

 

2. Les médias de masse donnent-ils accès aux réalités du monde entier ou bien produisent-ils essentiellement de la fiction ?

 

La télévision est "une fenêtre ouverte sur le monde", Internet multiplie les relations entre quarante millions d'abonnés sans distinction sociale... A la limite, grâce à ces nouveaux moyens de communiquer, tout le monde pourrait avoir accès à tout. Alors certains s'interrogent sur l'intérêt de cette profusion, de ces facilités, ou démontrent qu'il n'est là que de l'irréel, du virtuel.

 

L'information médiatisée n'est pas la réalité, mais l'image de la réalité qui passe par une série de médiations en "des miroirs équivoques" (Louis QUERE). La recherche de l'audience massive institue une norme moyenne qui écrête les différences trop marquées : la répétition du message cherche à créer un public homogène : "soyez ce que je dis que vous êtes" (Jean François LYOTARD). En entrant dans l'intimité des gens, ces médias visent à toucher le maximum de monde pour convaincre chacun qu'il est concerné : il crée une "illusion de l'entre-nous" (Claude LEFORT), un "simulacre" (Jean BAUDRILLARD).

 

 

3. Les médias de masse modifient-ils les liens sociaux ou bien ne font-ils que s'appuyer sur des changements sociaux en cours ?

 

La crainte de beaucoup vient de l'influence que les médias peuvent avoir sur l'opinion, les attitudes et les comportements. On a parlé de "persuasion clandestine" (Vance PACKARD), de génération née de la télévision. Certains vont se servir de cette opportunité pour élever le niveau culturel des masses (objectif de la télévision de service public à la française pour Dominique WOLTON), amener à des prises de conscience collective (objectif de la "communication sociétale" selon Michel LE NET), faire changer les comportements d'achat (objectif de la communication publicitaire, par exemple lire Jean Noël KAPFERER)... Des associations mènent des actions de lobbying pour obtenir la déprogrammation de visions de violence à la télévision, l'interdiction de messages licencieux sur les réseaux télématiques...

 

Depuis Paul L. LAZARSFELD, de multiples études sont venu tempérer l'importance accordée à ces médias, en montrant que leurs effets dépendent largement du contexte social. Les récepteurs n'entendent que ce qu'ils sont capables de recevoir sans bouleverser leur état d'esprit : ils croient même parfois entendre l'inverse du message quand celui-ci va à l'encontre de leurs idées reçues (phénomène de la dissonance cognitive). La résistance au changement et le parasitage des messages entre eux dans un univers de communication multiple font que les liens sociaux ne sont modifiés que dans la mesure où ils sont déjà prédisposés à l'être : par exemple à l'approche d'une crise familiale, économique, culturelle. L'influence des médias n'est pas mécanique mais complexe : le modèle de YALE distingue pas moins de six processus dans l'opération de persuasion médiatisée. Les effets sociaux des médias dépendent à la fois de l'organisation de la société où ils se produisent et des usages sociaux de ces médias (Francis BALLE).

 

 

Types de liens sociaux et types de médias

 

Il est bien certain que les liens sociaux tissés par des médias de masse ne sont pas du même type que ceux tissés autour d'une table. Même si par leur importance dans nos sociétés ils façonnent un type de communication, ils n'éliminent pas les autres modes de communication. L'écrit qu'on prédisait fini avec l'ère télévisuelle, au contraire s'est développé en partie grâce à la télévision (explosion des magazines de télévision, réédition des oeuvres mises en scène...). Il semblerait que tout nouveau média de masse suscite son commentaire dans les autres médias.

 

Aussi conviendrait-il de distinguer les types de liens sociaux que renforce chaque type de médias de masse : la radio n'est pas la télévision, le réseau informatique n'est pas la presse écrite. La communication joue sur la proximité et la distance : elle met de l'écart là où il y a de la proximité, elle recherche l'intimité là où il y a de l'éloignement. L'espace social dessiné par HABERMAS repose sur la rationalité (distanciation du réel) et prend la forme du débat (proximité des interlocuteurs) : les liens sociaux reposent sur les convenances entre citoyens intéressés à la quête d'un consensus. L'espace social dessiné par la télévision joue sur l'affectivité (proximité des émotions) et prend la forme du spectacle (distance entre scène et public) : les liens sociaux correspondent à des identités communes entre individus formant le public ou des publics. L'espace social dessiné par les réseaux informatiques s'organise autour de la quête d'information (par la navigation) sous la forme d'échange médiatisé (par connexion) : les liens sociaux s'appuient sur la connivence entre individus désirant partager les mêmes objets de connaissance et allient fixité physique et extrême mobilité médiatique.

 

Les médias parviennent à jouer un rôle social au moment où ils trouvent un public et un marché : pour lire la presse, pour naviguer sur le réseau... Leurs usages en retour influent sur leur organisation : par exemple, la multiplication des programmes de télévision et des postes de réception au sein des familles, la domestication de l'ordinateur... Le type de lien social que les médias de masse instituent ou destituent demeure objet de débats : indice que ces médias s'inscrivent au coeur des sociétés modernes.

 

 

BACQUET Alexis, Médias et christianisme, 1984, Paris, Le Centurion, p. 57-97.

BALLE Francis, Média et société, 1980, Paris, Montchrétien.

KAPFERER Jean Noël, Les Chemins de la persuasion. Le mode d'influence des médias et de la publicité sur les comportements, 1979, Paris, Dunod.

QUERE Louis, Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, 1982, Paris, Aubier.

WOLTON Dominique, 1990, Eloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, 1990, Paris, Flammarion.

 

Georges DECOURT

Groupe MEDIATHEC, 27 novembre 1996